Share
Peintre autodidacte, il a surgi tout armé, à l’instar de ses géants mythologiques, surmâles à lavirilité triomphante, guerriers cosmiques fabuleusement musclés, installés dans des perspectives architecturales et paysagères à leur démesure, dans des toiles où, paradoxalement, tout n’est que teintes diluées sur teintes diluées, transparences sur transparences, délicatesses sur délicatesses, fumées sur fumées, poussières sur poussières, dans une profusion de cercles concentriques, superposés, entrecroisés, enchevêtrés, tourbillonnants. Ce sens inné du grandiose, voire de la grandiloquence, il l’avait acquis à la fréquentation assidue des peintres de la Renaissance et de l’âge baroque, en particulier Michel-Ange dont il partageait la fascination et la folle passion pour les splendeurs athlétiques du corps masculin. Ses deux seules expositions furent des spectacles-événements, singulièrement la dernière, à la cathédrale Saint-Georges des maronites encore en réfection.
Il aimait vivre et travailler dans les extrêmes, préférant une vie héroïque courte mais brûlante à une vie ordinaire longue mais tiède. Le héro était pour lui irrémédiablement couplé au damné.
Déjà, le texte de sa première carte d’invitation était tiré du neuvième cercle, « le fond de l’univers entier », de « L’Enfer » de Dante.
Brûlant son cierge par les deux bouts, il poursuit son mode d’être et de vivre jusqu’à la fin, continuant à boire malgré son foie atteint qui le crucifie, dans le violent désir de jouir intensément de la vie jusqu’au dernier souffle pour « mourir sans rien regretter ».
C’est durant la première phase de sa maladie, entre 2005 et 2009, qu’il entreprend une série de sculptures-assemblages énigmatiquement allégoriques comme l’étaient déjà ses toiles composées d’un ensemble de figures, de formes, d’images, de références, de symboles et d’allusions qui nécessitaient un patient déchiffrement.
Ces sculptures baroques, recouvertes d’une couche de plâtre pour leur donner un semblant d’unité visuelle, sans pour autant escamoter le disparate des éléments rapportés, semblent faites de bric et de broc, à l’aide d’objets hétéroclites montés sur des bustes en plâtre : coquillages, escargots, ailes, oiseaux, angelots, Cupidons, roses, feuilles d’acanthe, motifs en spirale sur fragments d’ébénisterie, chevaux, tout ce qui traduit à la fois le mouvement et l’annonce de sa fin, mais aussi candélabres, morceaux de bois, bougeoirs, cordages tissés en couronnes et auréoles, passementeries, filets, bandages, pansements, scies manuelles, brochettes en fer, casques militaires, crucifix, cage vide, tout ce qui rappelle la guerre, le mal, la douleur, la souffrance . Même quand il évoque l’extase, c’est de la transverbération – transpercement et blessure – de Sainte Thérèse qu’il s’agit, une Thérèse coiffée d’un bouquet pyramidal de roses dont la fleur sommitale marque le moment de l’orgasme mystique. C’est l’une des dernières de la série. La première, un buste acéphale, s’intitulait « Fuck Them All », comme la chanson de Mylène Farmer.
Toutes les afflictions de sa région et de son époque (Irak, Liban, Palestine, etc.), il les assume dans son propre corps, en sorte que ses « sculptures » sont des métaphores de son propre calvaire : c’est lui dont le cou qui est traversé (transverbéré) par une brochette en fer, c’est lui dont le flanc et la poitrine sont entamés par une scie, c’est lui dont la tête et le buste sont embandagés, c’est lui qui porte la ceinture médicale, c’est lui qui est supplicié sur la croix, c’est lui dont les bras sont amputés, c’est lui dont la cage thoracique est une cage d’oiseau vide, c’est lui dont la tête est coupée, c’est lui qui hurle interminablement son mal. C’est lui aussi l’oiseau envolé, les anges, les Cupidons, les ailes et les chevaux, c’est lui aussi cette capacité de planer, de s’élever dans l’éclat aveuglant de la lumière, de se survoler lui-même dans la lucide acceptation de l’issue fatale survenue le 8 mars 2011.
Dans une de ses premières interviews, il souhaite, pour échapper à une prison imaginaire, posséder la lumière pour mieux voir en dedans et en dehors de lui, des ailes pour s’évader au loin et la force de s’adapter à tous les milieux. Enfermé dans la prison d’une maladie mortelle, ses sculptures sont la réalisation même de ces trois voeux.
Joseph Tarrab